Optimiste par nature et pragmatique par la force de l’âge, Denis Courtiade, directeur du restaurant du Plaza Athénée, estime que, parmi les multiples enjeux des métiers de la salle au 21e siècle, celui de l’individualisation de la relation, que ce soit avec les collaborateurs ou les clients, doit être au cœur de toutes les priorités pour répondre aux attentes et contraintes de l’époque. Dans cet entretien dédié aux grands enjeux de la salle, le président de l’association Ô Service s’exprime également sur l’évolution de la clientèle, la relation avec la cuisine et le devoir d’éducation du manager. 
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Site de l’association Ô Service
Denis Courtiade sur Instagram
Site du Plaza Athénée

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Texte | Franck Pinay-Rabaroust
Photographies | Emmanuelle Levesque

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DSAT | Le sujet des ressources humaines est central dans les métiers de service. Quel regard portez-vous sur le personnel de salle en général ?

Denis Courtiade | Il y a aujourd’hui une jeunesse, très diverse, qui a vraiment envie de travailler dans cet univers de la salle. Cela a toujours été le cas. Mais il y a une différence de taille aujourd’hui par rapport à ce que nous pouvions connaître avant. Hier, le restaurant, en tant qu’entité, agissait de la même façon avec chaque personne, chaque collaborateur. Autrement dit, les personnalités étaient gommées pour faire ressortir une unicité de comportement à travers une même parole et des consignes identiques renvoyées à tout le monde, sans distinction. Une telle logique contribuait à masquer en quelque sorte les défauts mais aussi certaines qualités des individus. Désormais, ce schéma de l’unicité s’efface pour laisser place à un nouveau modèle de management.

À quoi ressemble ce nouveau modèle ? 

Il faut d’abord comprendre qu’il y a une sorte de démocratisation des rapports humains au restaurant, avec un effacement partiel des hiérarchies. Ce qui provoque une atténuation du « masque » que nous portons tous derrière notre profession : en étant plus soi-même, mes défauts et qualités apparaissent sous un nouveau jour. Et le management s’en ressent forcément, avec des rapports d’autorité à repenser. À chacun de s’adapter car chacun a ses exigences. De fait, les concessions, raisonnables bien sûr, doivent être faites des deux côtés. Ce qui fait qu’il y a tout un cheminement pour conduire chaque individu à la réalisation des tâches qu’il doit faire. Là où on imposait hier ; aujourd’hui, il faut créer un discours et un schéma de compréhension. 

Avec à chaque fois un discours personnalisé ? 

Absolument. Je ne fais quasiment plus aucune réunion collective. Tout se fait en échange individuel, avec des attitudes et des mots différents, adaptés à chacun. C’est du sur mesure. Cela prend du temps et de l’énergie mais c’est la clé du succès pour garder son personnel et le faire monter en compétences.

Dans un tel schéma d’individualisation, peut-on encore dégager une sorte d’identité collective du service, une harmonie professionnelle autour d’une équipe soudée ?

Je me méfie beaucoup de la notion d’équipe. Mieux, je rejette l’idée même que nous soyons une équipe. En revanche, je prône l’esprit d’équipe, ce qui n’est pas la même chose. En salle, nous sommes des individus différents qui travaillent en groupe et qui œuvrent pour un même but. Mais quand j’entends « équipe », j’ai l’impression d’un petit bataillon qui ne réfléchit pas et qui suit les consignes d’une seule personne. Ce qui compte avant tout, ce sont les individualités. Lesquelles se mettent en marche pour jouer collectivement. 

Si on file la métaphore sportive, quel poste occupez-vous ? 

J’en occupe plusieurs : je suis joueur d’abord puisque j’œuvre en salle, je suis aussi entraîneur et dirigeant. J’aime faire référence à Aimé Jacquet (ex-joueur et ex-entraîneur de l’équipe de France de football, ndlr) qui a su mener son équipe à la victoire en 1998 avec calme et discrétion. 

Est-ce que les métiers de la salle évoluent au contact d’une clientèle qui change également dans ses comportements et habitudes ? 

Nos métiers évoluent sans cesse au contact de la clientèle. Il s’agit-là aussi d’une individualisation encore plus marquée. Surtout, nous sommes beaucoup moins rigides qu’à une époque. Prenons l’exemple du dress code : avant, nous exigions au Plaza Athénée une veste pour les hommes ; aujourd’hui, cela ne correspond plus à au moins 70% de notre clientèle. Rester arc-bouté sur des principes du passé serait bien évidemment une erreur. Il faut également s’habituer aux us et coutumes de nos clients, souvent internationaux. Les Chinois aiment disposer tous les plats sur la table en même temps pour mieux les partager. Cette tendance se retrouve également de plus en plus chez les Européens. À nous, et à la cuisine, de nous adapter en termes de service. L’ordre même des séquences peut être régulièrement bouleversé : servir un morceau de fromage en même temps qu’une tranche de pâté-croûte en début de repas, ça arrive. Au début, je dois être franc, ces nouvelles façons de manger me perturbaient ; j’étais bousculé dans mon quotidien. Mais j’ai compris que la tendance était là, pourquoi s’y opposer ? On dit souvent que le service impose le repas, sa composition, son rythme, mais en réalité le client y est pour beaucoup. Et je ne m’étends pas sur la montée en puissance des allergies et intolérances qui nous obligent également à faire sans cesse l’élastique. 

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Le devoir d’éducation du manager : « Tu fais ce que tu veux mais je te dis simplement ce que j’en pense »

« En tant que directeur de restaurant, j’estime avoir un devoir d’éducation ou, autrement dit, la possibilité de donner un avis ; mon avis. À chacun d’en tenir compte ou pas, mais expliquer, prévenir, mettre en garde me semble faire partie de mes obligations professionnelles. Aujourd’hui, dans le monde de la salle, il y a de nombreuses personnes avec des tatouages, des boucles ou des barres d’oreille, etc. La société évolue ainsi, et je ne juge pas. En revanche, expliquer que tel ou tel choix peut avoir des conséquences néfastes sur une carrière fait partie de ce que je peux appeler un retour d’expérience. Je sais que cela peut être jugé intrusif, mal vu, voire même punissable, mais j’ai ce sentiment profond que le manager a un devoir d’éducation. Il faut juste savoir bien le faire, avec respect et empathie. »

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Qu’en est-il de la relation entre la salle et la cuisine ? Entre le responsable de salle et le chef, est-ce une relation placée sous le sceau de la dépendance ou de l’interdépendance ? 

L’interdépendance est évidente, mais les mélanger constitue selon moi une lourde erreur. Tout se joue au passe, c’est là que les tensions peuvent apparaître. Mais si chacun reste à sa place, tout se fera en parfaite harmonie. En revanche, quand l’un veut prendre le dessus sur l’autre, c’est foutu. Il faut selon moi tendre vers une complicité entre les deux univers. On n’est pas obligé de s’aimer, on n’est pas obligé de partir en vacances ensemble, mais il me semble nécessaire de se respecter et de créer une relation saine car, au final, c’est le client qui ressentira l’union ou la désunion.  

Avez-vous le sentiment que l’image des métiers du service s’est dégradée ou améliorée ces dernières années ? 

Je suis confiant sur l’avenir de nos métiers et je pense sincèrement que la perception de nos métiers va dans le bon sens. Pendant longtemps, nous avions un manque de vocabulaire pour expliquer nos métiers. Les mots de serveur, serviteur, serviable tournaient en boucle, ce qui ne permettait pas d’englober toute leur complexité et richesse. Nous sommes d’ailleurs les premiers à parfois ne pas savoir mettre en avant nos compétences. Mais l’histoire va dans le bon sens : des visages et des noms de directeurs ou directrices de salle ressortent du lot, savent se faire connaître, communiquer, etc. De plus en plus, des restaurants sont incarnés par des acteurs de la salle, lesquels savent développer une philosophie de service essentielle à la valorisation de nos métiers. Il y a du dynamisme et du renouveau. Tant mieux. 

Faut-il repenser en profondeur les formations dédiées aux métiers de la salle ?

Pendant longtemps, l’Éducation nationale et les écoles hôtelières s’opposaient au monde professionnel. Certains disaient que les professionnels exploitaient la main-d’œuvre pendant que ceux-ci estimaient que les professeurs étaient des vétérans mis à l’abri. Cette logique manichéenne s’appliquait au détriment de tous les apprenants. Nous avons créé l’association Ô Service pour rapprocher ces deux univers, pour qu’ils se comprennent. Les rencontres ont été fantastiques pour tout le monde car chacun a su mettre en avant sa vision du métier, sa valeur ajoutée. Bien sûr qu’il faut innover, bouger des choses, faire évoluer les techniques sans jamais négliger le travail de la main qui est essentiel, mais je sens que nous avançons dans le bon sens. La salle reprend du poil de la bête et c’est bon signe. 

De Salle à toi, le média des métiers de la salle en photographie et en texte

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